« Visages d’urgences » Au centre d'hébergement de Nanterre.

Guillaume SQUINAZI


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« Visages d’urgences »  Au centre d’hébergement d’urgence de NanterreLe centre d’hébergement et d’accueil des personnes sans abri (Chapsa) de Nanterre, accueillait 243 personnes cette nuit-là. Hommes, femmes, en bon état, en mauvais état ; certains dorment par terre, un ne veut pas monter dans les chambres, il montre son bras marqué et dit : «Voilà ce qu’on y attrape là-haut.» La gale. Tous les chemins peuvent mener là, et ils me font peur ; car au contact de ces personnes, on finit par se voir, par nous voir, par vous voir.  Olive et Popeye, par exemple, un couple de handicapés qui se sont rencontrés dans la rue, aimés sur le trottoir. Ils pourraient être un oncle, une tante, des proches. Mohamed arrive trop tard, il se déplace avec une béquille sans caoutchouc, «un con me l’a prise pour taper sur un gitan». Je le tiens par le bras, fais des petits pas pour le soutenir, ma main gauche ne sait pas faire, sa main handicapée se dérobe. La cuisine est fermée, «y a plus rien». Il est anéanti. «Putain, je mangerai pas ce soir.» Je me sens honteux d’avoir mangé un repas dans cette même cantine tout à l’heure, peut-être le sien, peut-être le vôtre, honteux de l’avoir accompagné jusqu’à ce «y a plus rien». J’insiste, j’ai plus de poids que lui, et ça m’emmerde. Le cuisinier apporte un plat de pâtes et deux yaourts. Le cuisinier lui attribue une chambre, la 126. Un étage et demi à monter, je l’aide, il me serre fort, au bout de mon bras pourrait se tenir ma grand-mère, mon grand-père, je le sais, j’y pense. Elle est là, recroquevillée sur elle-même, sur une chaise roulante au milieu de tout le monde, au milieu de nulle part, personne ne sait qui elle est. Ses pieds tremblent, ses mains aussi. Les pigeons marchent autour d’elle. Le personnel continue à accueillir les bus qui arrivent remplis de SDF. Il n’y a plus assez de matelas. Jean-Jacques n’a que 34 ans, mais sa vie est déjà chamboulée. Embrouilles familiales, situation provisoire qui dure… Je me vois, je vois mon frère. Il est 3 heures du matin, il ne dort pas. Dans la rue, il s’est habitué à ne dormir que quelques heures. Je le croise plus tard dans la cour. Il ne veut pas rester là, il a vu des scènes qui lui font peur. Un autre, «Leblanc», ne parle pas, il me fait signe de le prendre en photo. Là, il met sa main devant lui, telle une révérence, je déclenche, il me tape dans le dos. Je ne le recroiserai plus. Les gens dorment par terre, sur des bancs, les pieds dépassent, les mains aussi, certains glissent et tombent, se relèvent, se rendorment. Les têtes sont baissées, les pieds abîmés. Un SDF qui dort, les deux fers en l’air sur un banc, un autre qui tente de lui voler son portefeuille, il me voit, retire sa main, retourne se coucher.Quelqu’un fume dans la pénombre, je lui parle. Il est lucide, trouve bien ses mots, il est plutôt bien habillé. A son âge, il n’arrive pas à retrouver de boulot malgré ses études de droit. Je ne sais plus trop où je suis, le décalage avec les autres est énorme. Il me dit : «Y a pas de profil type. Ici, c’est le seul endroit à ma connaissance où on accepte tout le monde.» Il attend le premier bus, celui de 6 heures moins le quart.Vers 6 heures, les gens commencent à partir, le centre se vide.  Guillaume Squinazi Libération du 30 décembre 2006     

 

Support : Le Monde
Country : France
Place : Nanterre

Number of photos : 40