Le train des oubliés

William DANIELS


This post is also available in: French

Le train des oubliés
« Magistrale », chère, gigantesque et totalement insensée. Considérée comme le plus grand projet de l’ère soviétique, la ligne ferroviaire Baïkal-Amour Magistrale (BAM) traverse l’Extrême-Orient russe sur plus de 4 000 kilomètres. Le long des voies, des villages de quelques centaines d’âmes surgissent au beau milieu de la taïga. On aperçoit alors quelques immeubles de quatre étages sortis de nulle part. Dans les rues, le goudron a cédé la place à la poussière. Des tuyaux déglingués sortent de terre. Ici et là, des cabanes branlantes sans eau ni chauffage. La BAM était le projet du siècle censé conquérir le « Far East », soutenu par la toute-puissante propagande soviétique et, d’un point de vue économique, absolument aberrant. Construite essentiellement durant les années 1970-1980, la main-d’œuvre vint de toute l’URSS, attirée par le romantisme de faire naître quelque chose au milieu de cette immense taïga inhospitalière. Pour la nation, ces pionniers étaient de véritables héros et se voyaient récompensés par un salaire majoré et un bon pour acquérir une voiture au bout de trois ans de travail. Un luxe quasi inaccessible à cette époque. Ils ne se doutaient pas que le système était proche de l’effondrement. En 1991, tout s’arrête. Les infrastructures disparaissent, l’État a d’autres priorités, les habitants de la BAM sont abandonnés sur place et doivent apprendre à vivre avec des services limités. Aucune ou très peu de routes, les communautés dépendent uniquement du train. 23 ans plus tard, après l’exode d’une grande partie des pionniers, rien n’a vraiment changé. Les villages de la BAM ressemblent plus ou moins à ce qu’ils étaient en 1991. Pis, pour ceux qui sont restés et leur descendance, l’accès aux services s’est dégradé. Ils sont à des heures d’un commissariat de police, d’un hôpital, d’une maternité. L’accès aux soins est particulièrement difficile. Ils croisent les doigts tous les jours pour rester en bonne santé, car le long de la BAM, il ne fait pas bon tomber malade quand un hôpital se trouve à plus d’une journée de voyage. Alors les autorités ont mis en place un train médical : le Matvei Mudrov. Ce centre de consultation et de diagnostic est un dispensaire comme un autre, mais lancé sur des rails. Le Matvei Mudrov s’arrête dans la plupart des villages qui jalonnent la BAM. Son passage est à chaque fois un événement, presque une distraction, que certains habitants fêtent en arborant leurs plus belles tenues ou mises en plis. Chaque halte dure une journée. Plusieurs dizaines, voire une centaine de personnes viennent consulter chaque jour, et le trajet jusqu’au village suivant s’effectue durant la nuit. Radio, échographie, neurologie ou ophtalmologie, plusieurs spécialités sont présentes à bord du train. Parfois, on ajoute un service de soins dentaires, mais cette « option » est réservée aux périodes de campagne électorale, lorsque l’un des partis en lice, généralement celui au pouvoir, décide de l’offrir aux électeurs. Pour les habitants de la BAM, le Matvei Mudrov est bien plus qu’une clinique ambulante, c’est le dernier lien qu’ils ont avec le reste de la Russie, cette Russie contemporaine, qui s’est tant développée ces dix dernières années. Mais sans eux.

 


 

 

Train for the Forgotten

It was grand and extravagant, utterly outlandish, and the most expensive infrastructure project of the Soviet era. The BAM, the Baikal-Amur Mainline, is the railway crossing Eastern Russia, running for more than 4000 kilometers. Along the track, small villages are scattered here and there in the taiga, and a four-story building stands in the middle of nowhere. The streets are more likely to be dusty tracks than paved roads; broken pipes poke out of the ground, and a few tumbledown houses with no water or heating can be spotted. The BAM was the project of the century, set to conquer the Far East, backed by all-powerful Soviet propaganda, but the financial venture was sheer folly. Most of the construction was done in the 1970s and 1980s, with workers coming from all corners of the USSR, drawn by the romantic ideal of producing something in the middle of the vast, bleak taiga. The men were pioneers, national heroes, as was recognized by their wages and bonuses (including a car after three years on the job). Such luxury was inconceivable at the time. The men on the BAM had no idea that the system was on the verge of collapse. In 1991, everything came to a halt. Supporting infrastructure simply disappeared as the State had other priorities. Communities on the BAM were abandoned, left to their own devices to cope with only the minimal services available. There were no roads to speak of; everyone depended on the train. Twenty-three years later, most of the pioneers have left, and nothing much has changed since 1991. The villages along the BAM are much the same, but life is worse for those who stayed and for their children; access to any and every service is more difficult. They are hours from a police station, hospital or maternity center. Healthcare is a real problem, so they cross their fingers and hope to stay healthy. It is not a good idea to be ill along the BAM, as the nearest hospital is more than a day away. The authorities therefore set up a medical train – the Matvey Mudrov – for consultations and diagnosis, like an ordinary dispensary, but this one is on rails. The Matvey Mudrov stops in most villages along the BAM line, and it is quite an event when it comes through, offering diversion which some locals even celebrate, putting on their best clothes and having their hair done. The train stops for one day, and dozens or sometimes as many as a hundred people come to consult. Then it travels by night to the next village. Specialized services are available on board, including X-rays, ultrasound, neurology and ophthalmology. Sometimes dental care is added, but as an optional extra it is usually only at election time, when one of the parties, mostly the one in power, provides it as a generous offer to voters. For the people living along the BAM line, the Matvey Mudrov is more than just a mobile hospital; it is the last link they have with the rest of Russia, with modern Russia which has developed and surged ahead over the past ten years. It has surged ahead, without them.

Support : National Geographic Magazine
Country : Russie

Number of photos : 35