ENFANCES D'ADULTES

Rémi BLASQUEZ


This post is also available in: French

Juillet / Octobre 2017

Ce reportage est le fruit de trois mois d’immersion dans des villas de Buenos Aires, en Argentine : des « espaces d’urbanisation sauvage caractérisés par la dense prolifération d’habitations précaires ». Nos bidonvilles, en somme.
Le quartier “8 de Mayo” est une de ces “villas” (bidonvilles), ayant la particularité d’avoir surgi d’une décharge à ciel ouvert. Elle se trouve au nord ouest de la capitale de Buenos Aires, prise en étau entre le quartier de Loma Hermosa et la voie rapide Camino del Buen Aire. Elle est divisée en deux parties : si l’une est construite en briques, l’autre est constituée d’un amoncellement de constructions en tôles et en matériaux de récupération. On l’appelle « el fondo » : le fond. Cette partie abrite les plus démunis. Elle est aussi la plus dangereuse car c’est là qu’opèrent les transas : les trafiquants de paco, un mélange des résidus de la cocaïne et de solvants.
Dans la partie en briques, un centre communautaire vient en aide et nourrit ceux qui en ont le plus besoin. Il est surtout un refuge pour les enfants délaissés dont le foyer familial, la rue et les ordures se côtoient, se mêlent jusqu’à se confondre. Ayant maintes fois accompagné les enfants sur ce chemin reliant leur domicile au centre communautaire, j’ai pris conscience de l’importance du passage d’un lieu de vie à l’autre. Ce chemin devient un fil tendu pour préserver le contact. Ceux qui font vivre le centre le parcourt chaque jour pour aller au-devant des familles. L’enfant devient également passeur, générateur de lien avec les adultes isolés. Ce trajet qui paraît anodin donne l’opportunité aux habitants de se connecter avec un endroit fédérateur, berceau de solidarités et d’espoirs. La cohabitation de tous au sein de ce microcosme fragile semble possible grâce à un lien social
sans cesse alimenté par les forces vives du centre. J’y ai été témoin d’une ferveur de vivre, d’avancer et de s’organiser ensemble. Être Villero, habitant de la villa, c’est un état d’être, une fierté.

 

 

Dans un autre quartier de la province de Buenos Aires, je rencontre dans le même temps le boxeur Ulises Nahuel Blanco à l’Almagro Boxing Club. Ce club de boxe aux aspirations sociales offre un lieu de protection à une jeunesse défavorisée, fragile et en manque de repères ; un refuge leur permettant d’échapper à la violence de la rue.
Ulises découvre mes photos prises à la villa 8 de Mayo, elles le renvoient à son enfance et à son chemin de vie. Il me mène alors là où il vit : le bidonville Bajo Flores au coeur de Buenos Aires.
Son histoire débute comme celle de tant d’autres dans les villas : un gamin des rues, esseulé, entraîné dans une fuite en avant qui le mènera à sa propre déchéance… jusqu’au déclic. La boxe deviendra sa raison de vivre, véritable canal pour se brancher à nouveau à son libre-arbitre, à ses valeurs. L’Almagro Boxing Club deviendra sa deuxième maison, un lieu où boxeurs et boxeuses se serrent les coudes pour former une véritable famille.
Au fil de nos rencontres, une amitié se tisse et Ulises souhaite que je l’interview. J’enregistre alors son histoire. Lorsque la comédienne Sarah Kristian reçoit cet enregistrement, elle est frappée par ce témoignage qu’elle retranscrit et traduit. La forme ULISES naît : au sein même de l’exposition photographique, le boxeur apparaît sous les traits de la comédienne qui interprète son interview au mot près, puis il s’adresse directement au public via une vidéo.
ULISES : « Oui. C’est à ma mère que je pense. À ce qui s’est passé, aux choses que j’ai traversées, mon mental… Quand j’arrive au combat, je suis en train d’y penser, dans l’uppercut, celui que j’envoie, changer le poids, à ma mère, et à tout ce que j’ai vécu personnellement, tout ce que mes yeux ont vu. À tout ça je pense. »

L’Almagro Boxing Club et le centre communautaire 8 de Mayo cristallisent la puissante rage de vivre d’une jeunesse livrée à elle-même.

Rémi Blasquez


 

Country : Argentine
Region : Province de Buenos Aires
Place : Quartiers du 8 Mai et Bajo Flores

Number of photos : 40