DOUSHA BALIT


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Au centre de l’Ukraine, à 180 Km au sud de Kiev, non loin du Dniepr, s’étend un vaste domaine, ceinturé de murs ou de grilles, en lisière d’une petite ville.
Près du portail d’entrée une simple plaque de tôle émaillée annonce, lettres blanches sur fond bleu, "Région de Cherkassy – Hôpital Psychiatrique N°1".
Dans cet endroit sont rassemblés les patients psychiatriques de toute la région qui compte environ un million d’habitants. Actuellement, ils sont en moyenne mille cinq cents, hommes, femmes et enfants à y être soignés dans dix-huit départements différents, par trois cents infirmières et soixante-dix médecins.
Toutes les maladies mentales sont traitées, principalement les psychoses, démences et retards mentaux sévères ainsi que l’épilepsie. Sans oublier les toxicomanies et l’alcoolisme. Un pavillon est exclusivement consacré aux patients souffrant en outre de maladies contagieuses : sida, tuberculose, syphilis, galle etc…
Trois étés, j’ai vécu là-bas durant un mois.
Chaque année, avec la même émotion, je franchissais le portail, je retrouvais les allées de marronniers aux troncs blanchis à la chaux, l’alignement des pavillons. Le grincement des grilles, le bruit des cadenas que l’on referme et cette odeur si particulière de sueur, d’angoisse, de chlore et de tabac âcre. Les couleurs vertes et bleues des murs, des couvertures usées sur les lits et surtout les malades aux yeux fixes, parfois presque transparents, noyés dans un monde inaccessible.
Les malades mentaux sont souvent voués à l’oubli. Petit à petit, les liens familiaux se dénouent, les visites se font moins fréquentes et un beau jour plus personne ne vient.
Jour après jour, j’essayais d’aller à leur rencontre. Des êtres aux parcours si chaotiques qu’un psychiatre me disait un jour tristement : "Cet endroit est un cimetière de destins". Un de ses malades venait de lui expliquer qu’il souffrait, qu’il sentait que son âme voulait quitter son corps et que ça lui faisait si mal.
La différence, la folie, l’enfermement sont des thèmes si fragiles et délicats. Je voulais montrer des êtres humains souvent abandonnés, qui perdent pied, que la détérioration mentale coupe du monde, enferme dans une infinie solitude mais qui ont encore quelque chose à offrir, à partager, ne serait-ce que dans leurs regards. Et qui ont tant besoin de recevoir.
Quand je rentrais le soir après mes journées dans cet hôpital psychiatrique dénué de tout, je lisais un livre d’Antonin Artaud que j’avais emmené avec moi. Un de ses deux recueils de poèmes, "L’Ombilic des Limbes", dans lequel il décrit sa plongée dans la maladie mentale. Beaucoup d’extraits de ce recueil sont saisissants mais il en est un qui à lui seul résume ce que j’espérais faire ressentir avec mes photos : "Cet homme cependant existe. Veut-on le condamner au néant sous le prétexte qu’il ne peut donner que des fragments de lui-même ?"…
Dousha Balit est le titre d’une chanson très populaire dans les pays de l’Est, une chanson mélancolique sur le temps qui passe.
Les premiers mots du refrain sont : "L’âme a mal (dousha balit) et le coeur pleure".
C’est tellement vrai dans cet hôpital perdu entre Europe et Russie.
Viviane Joakim

Photographs by JOAKIM Viviane-E.