LA GRANDE EXCLUSION


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Paris – FRANCE

Durant de longues années j’ai travaillé auprès des SDF les plus démunis de Paris.
Avec une soixantaine de collègues, agents du Recueil Social de la RATP, nous avons vu et vécu des situations graves et très compliquées.
J’ai rencontré des centaines de personnes dont la vie n’est plus qu’un lambeau. Des vies cassées par une perte d’emploi, un divorce, une maladie. D’autres ont une vie encore plus compliquée avec une enfance brisée par des familles violentes, des parents violeurs ou par abandon. Toutes ces personnes ont un point commun : leur lieu de “vie”, le métro.
C’est dans le métro que la descente en enfer s’accélère. La perte des repères y est rapide. Quel jour ? Quelle heure ? Quel temps ? Tout leur échappe.

Avec mes collègues, notre travail est de motiver ces personnes à nous suivre et à monter dans notre bus mis à leur disposition. Pour cela nous n’avons pas grand-chose à leur offrir : du café, des gâteaux, de la soupe. Mais ils y trouvent surtout la sécurité. Avec nous, les clochards sont en sécurité.
Discrètement, nous faisons un bilan rapide de l’état de santé et des besoins de ces personnes que l’on nous demande d’appeler des “clients”. C’est avec ce rapide bilan que nous orientons, sans rien imposer, la personne vers un lieu où il peut trouver de l’aide : soins, hygiène, repas, etc. Là doit s’arrêter notre travail. Pourtant, chaque jour, notre travail reprend avec les mêmes personnes à aider, avec toujours les mêmes problèmes.

Notre travail est difficile. Le contact direct et quotidien avec l’extrême pauvreté, avec ces personnes qui se confient parfois à nous, nous racontant leur vie faite de violence est lui aussi violent. Nous sommes volontaires pour ce travail très différent de notre métier d’origine (agent de station, agent de sécurité, mécanicien, etc.). C’est un métier très dur mais qui apporte beaucoup.
Bizarrement le plus difficile à supporter n’est pas ce que nous vivons chaque jour dans notre bus. Non le plus difficile à supporter, l’insupportable est le résultat de ce travail. Ce résultat est catastrophique. L’alcool et la drogue tiennent nos “clients” et rien ne peut changer leur vie.
Est-ce pour cela que les centres d’accueil sont aussi défaillants au niveau de la prise en charge de nos “clients” ? Ce qui est certain c’est que cette défaillance est en partie responsable de l’échec de notre mission. Un grand-père totalement incontinent, un malade mental, un marginal, les centres d’accueil n’en veulent pas. L’accueil de ces personnes demande-t-il trop de travail, trop de temps alors que leurs locaux sont déjà pleins de personnes aux besoins beaucoup plus limités ?
C’est souvent ce que nous constatons.

Parfois les agents des centres d’accueil nous demandent ou nous font comprendre de déposer nos “clients” très désocialisés ailleurs que dans leurs locaux, au CHAPSA par exemple. A leurs yeux le CHAPSA serait-il une poubelle à humains…? Nous nous posons parfois la question.
Pourtant le CHAPSA est pour nous le lieu où nos “clients” les plus dégradés rencontrent le  meilleur accueil. Les aides-soignants y font un travail remarquable dans des conditions  souvent déplorables.
Durant ces longues années passées auprès des clochards du métro parisien, le constat  que je tire est simple et se résume ainsi : “rien, ou presque rien”.
Le plus souvent nos “clients” sont libérés de cette “vie” par la mort.

Rien d’autre.

Lionel SAINT-LÉGER

Photographies SAINT-LEGER Lionel