PRISONS


Sébastien VAN MALLEGHEM



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Ce travail témoigne d’un reportage autofinancé depuis 2011 au sein d’une dizaine d’établissements pénitentiaires, dans le prolongement d’une étude de plusieurs années consacrée à la Police belge et à son travail de terrain. PRISONS a pour but d’ouvrir le regard sur les détenus ; de mettre la lumière sur les carences d’un système judiciaire et carcéral obsolète et pourtant inscrit, encore aujourd’hui, dans le pays qui m’a enseigné les idéaux de justice et d’humanité.
Pourquoi ferme-t-on les yeux sur les destins brisés ? Sur ceux qu’ils brisent ?
Ces images mettent ces fractures à nu et révèlent, dans cette nudité, le tribut d’un modèle sociétal qui exacerbe les tensions et l’agressivité, l’échec, l’excès et la folie, la foi et la passion, la pauvreté. Elles exposent la difficulté à gérer et contenir ce qui sort de la norme, à l’heure où cette norme se définit de plus en plus aux couleurs retouchées de l’uniformisation, du web et de la téléréalité. De plus en plus loin de la vie, de notre vie : emprisonnée elle aussi, dans l’espace idyllique mais confiné de nos écrans d’ordinateur ou de télévision.
Pourtant, ce n’est pas la nécessité d’écarter et d’encadrer les criminels qui est ici remise en question : mes images visent à dénoncer la clôture archaïque et opaque dressée autour de ces hommes et de ces femmes en rupture; ce mur sur lequel s’étiole leur part d’humanité, masquée par le crime ou la folie.
Ce reportage vise à montrer la détresse générée par la privation de liberté et de relations, par la claustration dans des cellules aux relents de roman gothique ou de film d’horreur, par l’échec aussi ; celui de l’évasion avortée dans la drogue ou les rapports malsains. Ces visages torves, défaits, victimes et miroirs des passions nées dans nos théâtres urbains sont notre part d’ombre. Effrayante. Rassurante aussi, dans le vide laissé par un exil qui permet l’oubli, l’ignorance et l’autosatisfaction.
Car le principe de réalité ne se soumet ni à l’oubli ni au déni. Dans le huis-clos des pénitenciers, il s’impose en cris de haine, de rage ou de désespoir qui se mêlent aux claquements des portes d’acier sur des cellules surpeuplées. Il met au monde des enfants dans des cages malsaines, au milieu d’enceintes surmontées de barbelés. Il attise la violence, favorise la maltraitance psychologique, les abus de pouvoir, le trafic, la corruption et laisse la part belle, sans doute avec plus d’acuité qu’à l’extérieur, au pouvoir de l’argent.
En prison, les principes de privation et de punition sont exacerbés : privation de contact avec la famille, privation de soutien moral et affectif, privation de préau, mise à l’isolement extrême dans ces « trous » de six mètres carrés, saturés des remugles d’excréments qui imprègnent des murs aveugles…
Pour contenir l’inflation de cette violence, l’explosion de ces tensions, l’Etat recrute : l’assurance d’un travail fixe pour un salaire moyen…
Agents pénitentiaires : l’assurance d’un travail pénible et déconsidéré, parfois dangereux et souvent trop loin du domicile ; l’assurance d’un salaire mensuel certes, mais sans doute insuffisant pour empêcher la corruption.
Enseignants : quel espoir de réhabilitation lorsque le crime colle à la peau, une fois la dette sociale acquittée ?
Psychologues : l’assurance de l’impuissance face à un milieu pathogène, des patients réfractaires, mentalement déficients ou déments, une administration nécrosée. Le constat de l’une des psychologues exerçant dans un établissement de défense sociale (prison destinée aux détenus jugés irresponsables de leurs actes) est édifiant : « ici, c’est le fond du panier. Il n’y a pas plus bas dans la classe sociale, c’est la fin de la route pour beaucoup. » Alors, bien sûr, il reste les médicaments, la possibilité de louer des consoles de jeu ; l’addiction et l’infantilisation en guise d’auxiliaires pénitentiaires.
Pour accéder à ces humains, il a fallu huit mois de recherches et de demandes adressées à une administration bien frileuse mais pourtant attachée à voir diffuser des images qui rendent compte de la réalité et non des notes d’intention ou des projets ministériels. Cette réalité est sordide ; elle ébranle la notion d’être humain non plus dans le questionnement posé par le crime lui-même, mais par la réponse apportée par la société et le système judiciaire dans les modalités de la sanction.


Editeur : ANDRE FRERE
Année de parution : 2015