LE PEUPLE DE LA CARRIÈRE


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Serge TRIB
Ouagadougou, Burkina Faso – 2015   Il existe, non loin du centre de Ouagadougou, à quelques dizaines de mètres du Centre des Impôts, derrière le camp militaire de Lamizana, au milieu d’un quartier habité, une carrière d’exploitation de granit. Un lieu presque secret : La carrière de Pissy. Cette carrière à ciel ouvert a été exploitée par les français lors de la construction de la voie de chemin de fer Ouaga-Abidjan dans les années soixante et occupée par des travailleurs burkinabés depuis 1990. Du fait de la proximité des habitations toute l’extraction se fait à la main. Actuellement, près de 3000 personnes y travaillent, avec une majorité de femmes (1700 environ). La carrière est un gouffre d’environ 300 mètres de long, 100 mètres de large et plus d’une vingtaine de mètres de profondeur. À la saison des pluies, elle se remplit d’eau, ce qui complique le travail des tacherons.

Toute l’année, un peuple industrieux s’y active : quelques enfants et adolescents (assez rares car scolarisés par des ONG), des hommes, préposés aux travaux de force, des femmes (des jeunes filles aux grands-mères) cassent les cailloux et  les transforment en différents graviers à l’aide de pilons solides, de cardans d’automobile,  près de 10 heures par jour. Pour éclater la roche granitique, on brûle des pneus de camion. Durant 3 à 4 jours, les pneus se consument provoquant  des fissures de surface dans la roche. Une fois le monticule refroidi, on récupère la ferraille des pneus et on attaque la roche avec des barres de fer. Les blocs extraits seront cassés à la masse, réduits en morceaux puis transformés en gravier par les femmes. Pour se protéger du soleil, les femmes et leurs enfants, construisent de sommaires petits cabanons individuels en bambou recouverts de quelques vieux tissus. Le gravier sera porté par des jeunes femmes dans des bassines qui pèsent entre 15 et 20 kilos. Les entrepreneurs viennent avec leur camionnette ou leur charrette et achètent les tas de gravier constitués. Aucun « patron » ne dirige l’ensemble de la carrière mais on y trouve quelques milliers d’« entreprises individuelles » ! 
  La première vision de la carrière évoque immanquablement l’enfer ! Fumées irritantes, poussières, tintamarre des percuteurs, cris, agitations, odeurs acres du caoutchouc brûlé… Un paysage dantesque sous le soleil !

La carrière n’a pas d’existence légale, les plaintes des riverains sont nombreuses concernant la pollution et le bruit, le terrain n’a pas de propriétaire officiel, la municipalité ferme les yeux… Fermer la carrière, c’est condamner 3000 personnes à encore plus de misère… Une journée de travail quasiment non-stop (pas de pause pour le repas : quelques fruits ou beignets) rapporte à une bonne « concasseuse » 500 francs CFA, soit moins d’un euro ! Comme l’a dit une grand-mère, « c’est ça ou mendier ».

J’ai pu y pénétrer deux fois, car n’entre pas qui veut… et encore moins pour photographier ! Sur les pas d’une amie bénévole (Dalila) qui soigne gratuitement deux fois par semaine les enfants, ados, femmes et hommes de la carrière.

Ce fut une expérience humaine inoubliable ! J’ai rencontré des gens harassés, couverts de poussière, aux vêtements en lambeaux… mais chaleureux, souriants. D’abord méfiants, la présence de Dalila ouvrait tous les cœurs et j’ai pu photographier en faisant vite et avec leur accord. Parfois, un homme prenait la pose, parfois une femme remettait son foulard ou enlevait la poussière de son visage et de ses yeux… Un grand moment d’émotion et de complicité…
J’ai promis des photos à tout le monde… et je viens de les faire parvenir à Dalila.

Dans ce bagne volontaire, seuls les enfants étaient étonnés de voir là un « nasara » dans leur univers, un « blanc » qui trébuchait dans des sentiers improbables, manquait de se brûler les pieds, se faisait bousculer par des femmes portant leur charge sur la tête ou leur enfant dans le dos, voire les deux… et « mitraillait » à tout va !

J’ai tenté de témoigner par mes images de cette dignité des uns et des autres, de cette beauté préservée des femmes, de cette cordialité des hommes dans un univers à la limite de l‘inhumain. J’ai tenté de rendre hommage à ce  « Peuple de la Carrière », travailleur et noble qui, sans le savoir, nous donne une belle leçon de courage, de partage, de vie… au Burkina Faso, le « Pays des Hommes Intègres »! _

Photographies TRIB Serge