DU LOUKOUM AU BÉTON


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Frances Dal Chele
2007 – Turquie
La Turquie, vieille culture dans un pays qui avance. 
Depuis quelques années, ce pays-pont connaît de grandes mutations économiques, sociales et urbaines – transformations induites précisément par la perspective de faire partie de l’U.E.  Quels impacts ont-elles sur les villes et les gens ? 
Quel est le visage de la Turquie contemporaine, celle de l’envers des clichés et fantasmes ?  
Pour donner à voir les bouleversements en cours dans ce pays héritier d’un empire déchu, j’ai délibérément choisi trois agglomérations loin d’Istanbul : Kayseri, Konya (miracles économiques au cœur de l’Anatolie) et Trabzon (ville sinistrée sur la Mer Noire).  Je me suis intéressée aux emblèmes de la modernité : « l’urbanisme de la photocopieuse » remplaçant les vieux quartiers expropriés, espaces publics toujours davantage sous l’hégémonie de la voiture, maillage routier, émergence de zones périphériques d’habitation ou de travail, centre commercial luxueux à l’américaine.  
 « La ville me prend ma maison et me donne un appartement neuf. Mais je n’ai jamais habité dans un immeuble, avec des gens que je ne connais pas.  J’ai peur de me sentir comme une
prisonnière. »
La vieille femme qui avoue son désarroi habite encore son quartier, qui ressemble à une zone dévastée, mais est simplement  un quartier « en rénovation ».  
Les personnes et les villes les entourant sont pareillement déstabilisées et cherchent à trouver de nouveaux repères dans la course de la Turquie vers une modernité globalisée.  La Turquie s’insère dans un processus de globalisation, également à l’œuvre dans d’autres pays émergeants, dont les modèles de modernité sont importés de l’Europe et des États-Unis.  Cette fragilité du pays et de ses habitants est la raison profonde qui m’attache à ce pays et me motive à rendre compte de la Turquie actuelle.  
Les couleurs volontairement décalées et surexposées de mes images font écho à la déstabilisation perçue.  Elles introduisent une distanciation par rapport au réel qui incite à regarder autrement la Turquie.  Ce léger grincement des couleurs suggère aussi que notre nouveau, vieux voisin est à la fois familier et paradoxalement méconnu.

Commencé en juin 2007, « Du Loukoum au Béton » est un projet que je veux installer dans la durée.
Frances DAL CHELE

LÉGENDES :
1 –  Konya, Hükümet Meydani, juin 2007.  La ‘Place du Gouvernement’ est au centre de la ville historique.  Les ruelles du bazar partent d’ici.  Sous la place, un centre commercial réservé aux bijoutiers, dont on aperçoit les travaux en cours pour améliorer la ventilation.

2 –  Kayseri, octobre 2008.  Moteur économique, aimant de l’exode rural, cette ville conservatrice a doublé de population en 10 ans pour atteindre environ 2 millions.  Ce nouveau quartier populaire, à peine surgi de la terre, se trouve dans ‘l’arrondissement’ de Melikgazi.  Excentrés, près de la ZAC 1. Organize, les immeubles sont sans commerces au rez-de-chaussée, ce qui est extrêmement étrange en Turquie et le contraire de ce que l’on trouve dans les nouveaux quartiers plus aisés.

3 – Trabzon, Zafer Mahalle, décembre 2007.  Le ‘Quartier de la Victoire’, au centre de l’ancienne ville cosmopolite ottomane, attend sa rénovation, ce qui en Turquie est souvent synonyme de destruction.  Les habitants seront relogés à Boztepe ou envoyés à la périphérie.

4 – Trabzon, Zafer Mahalle, décembre 2007.  Une partie du ‘Quartier de la Victoire’ a déjà été rasée pour implanter les pylônes soutenant la voie exprès qui taille dans le tissu de la ville historique.

5 – Kayseri, juin 2007.  Rue commerçante traditionnelle de Kayseri, ville au cœur d’Anatolie dont la majorité de la population a moins de 30 ans.  Les jeunes considèrent « ringardes » les façades bariolées de ces rues hétéroclites.  Ils préfèrent le ‘Kayseri Park’, centre commercial chic ouvert en 2007, même s’ils n’ont pas les moyens d’y faire leurs achats.

6 – Kayseri, octobre 2008.  L’intérieur du ‘Kayseri Park’, nouveau lieu de consommation, de loisirs, et de rencontre dans cette ville, modèle d’islamo-capitalisme.  Dans ce centre commercial sur le modèle des ‘malls’ américains, les prix sont de 30% à 40% plus chers que dans les magasins de la ville.
   
7 – Trabzon, décembre 2007.  Meydan Parki, place centrale dans l’un des deux cœurs historiques de cette ville sur la Mer Noire.  Symbole de la modernité : l’hégémonie grandissante de la voiture.

8 – Trabzon, décembre 2007.  Devant la mosquée Iskender Pacha pour la prière de vendredi.  Dans des villes où la circulation automobile devient toujours plus dense, il n’y a qu’à ce moment précis, quand le piéton devient orant, qu’il peut s’imposer aux voitures !

9. Trabzon, décembre 2007.  La voie exprès a été construite au milieu du vieux tissu urbain.

10 –  Kayseri, octobre 2008.  La municipalité de l’une des villes turques les plus dynamiques a laissé se dégrader les habitations des vieux quartiers, devenus des quartiers pauvres, afin d’exproprier les habitants et de les envoyer à la périphérie.   Les vieilles maisons sont rasées et de nouveaux immeubles prennent la place, réservés à la classe moyenne et supérieure.

11 –  Saliha, Kayseri, juin 2007.  Saliha est l’une des dernières habitantes de l’ancien quartier arménien.  « Notre quartier est vieux, en mauvais état, mais il est très convoité parce qu’il est central.  Ils vont construire des immeubles à la place de nos maisons, mais les appartements qu’ils nous donnent en échange sont loins d’ici. »

12 – Kayseri, juin 2007.  Vieille maison expropriée dans l’ancien quartier arménien.  Les personnes expropriées reçoivent un appartement neuf, mais en dehors du centre, loin de leurs repères et de leurs réseaux de relations.  « La ville me prend ma maison et me donne un appartement neuf qui aura beaucoup plus de confort.  Mais je ne sais pas… je n’ai jamais habité dans un immeuble, avec des gens que je ne connais pas.  J’ai peur de me sentir comme une prisonnière. », dit une habitante.

13 –  Kayseri, octobre 2008.  Un bouquet de nouveaux immeubles excentrés qui seront reliés au centre traditionnel de Kayseri lorsque le tramway, dont les rails sont posés depuis plus d’un an, fonctionnera.

14 –  Sana (Trabzon), décembre 2007.  Sous l’effet de « l’urbanisme de la photocopieuse », des maisons de ville surgissent aux portes de Trabzon dans la bourgade de Sana.  Une partie de la classe moyenne supérieure de Trabzon vient ici pour fuir la ville portuaire étouffante.

15 – Kayseri, juin 2007.  Enfants dans l’ancien quartier arménien, en pleine destruction/rénovation.  « Si la Turquie entre dans l’Union Européenne, nos enfants seront mieux éduqués et mieux soignés.  Ils auront une meilleure vie que nous. »

16 – Kayseri, juin 2007.  Derrière Atatürk Bulvari, une aire de jeu est cernée par un parking improvisé.

17 – Konya, juin 2007.  Dans les nouveaux quartiers en Turquie, les aires de jeux sont installées avant l’achèvement des immeubles qui accueilleront leurs jeunes utilisateurs.  Konya a presque triplé de population en 15 ans sous l’effet de l’exode rurale.  Pas encore d’arbres, ni d’arbustes, les nouveaux quartiers rôtissent sous le soleil anatolien.

18 – Kayseri, octobre 2008.  Vieux tissu rasé, nouveaux immeubles encore à construire : les vieux quartiers ressemblent à des zones dévastées.  Les plus pauvres sont les derniers à être relogés.

19 – Kayseri, octobre 2008.  « Mobilier urbain » dans un vieux quartier au-delà d’Inönü Bulvari. 

20 – Kayseri, octobre 2008.  Mobilier urbain ‘design’, pelouses entretenues, plantations d’arbres : c’est le quartier huppé du centre commercial à l’occidentale, Kayseri Park.

Photographies DAL CHELE Frances