BHOPAL, DES SARIS POUR MÉMOIRE

Inde, 2017-2018


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Bhopal leur colle à la peau. Fallait-il déposer devant elles ces saris imprimés de coupures de presse racontant cette nuit de décembre 1984 où un gaz mortel s’est échappé de l’usine chimique Union Carbide et s’est insinué partout dans la ville, d’imageries médicales où l’on devine les ravages silencieux qui finissent par exploser et laissent les corps épuisés, du squelette de l’usine comme une statue figée qui rappelle que la page n’est pas tournée, de ces vues des alentours, là où, défiant l’impensable, les familles vont pique-niquer comme si de rien n’était ? Elles les ont dépliés, se les sont appropriés, s’en sont drapées et m’ont regardée ou ont préféré m’offrir leur dos, juste leur silhouette comme une image figée.
J’ai photographié la ville, les intérieurs des maisons où la vie a continué parce qu’il le fallait bien, les soins patients dans ces cliniques où l’on tente de réparer ce qui peut l’être ou tout au moins soulager la douleur quand il ne reste que cela à faire. Je suis retournée dans ce qui reste de l’usine. J’ai fouillé les archives, retrouvé les lettres d’alerte, avant que Bhopal ne bascule, ces missives qui n’ont servi à rien, j’ai entendu des cris de colère et des silences résignés. J’ai pris le temps. Et j’ai aimé ces femmes debout. Elles sont dignes et belles.
Elles ont accepté mon étrange idée. Les faire poser dans ces saris imprimés. Elles ont accepté que Bhopal leur colle encore un peu plus à la peau. Certaines sont des combattantes inlassables. Elles réclament réparation pour les 3 500 morts directs de la nuit de la catastrophe et les 200 000 malades qui se sont ajoutés au fil des années. Elles descendent dans la rue pour réclamer aux autorités qu’elles nettoient le site qui continuent de polluer. Elles souffrent, aussi, mais n’en disent pas grand-chose parce qu’il faut bien aller de l’avant, malgré l’empreinte du temps, les souffrances physiques, la peau qui part en lambeaux, le souffle court, les yeux qui s’épuisent. Certaines sont directement touchées, d’autres le vivent par leur entourage interposé. Leur dignité m’a émue. Elles restent femmes et c’est aussi ce que disent ces broderies de couleur qui bordent les saris, comme un pied de nez délicat à la violence qui s’impose à elles et aux leurs. Même dans les intérieurs les plus modestes, j’ai vu cette délicatesse qui est aussi une lutte silencieuse. J’aurais pu les faire poser chez elles mais j’ai voulu que ces mouvements de drapés et ces regards forts et doux à la fois s’imposent à nous et se détachent sur ces images qui nous rappellent ce qu’a été Bhopal et ce qu’est aujourd’hui cette ville indienne dont le nom est définitivement lié à une catastrophe chimique qui aurait pu être évitée.
Alors oui, il me fallait déposer devant elles ces saris. Elles les portent comme un défi et j’aime qu’elles soient belles de ce combat.

 

Graphiste de formation, Isabeau de Rouffignac a longtemps travaillé en agence, puis en indépendante, découvrant la photographie au début des années 2000. C’est une révélation, et bientôt une évidence. Depuis, elle photographie les univers lointains ou proches, entre approche documentaire et démarche résolument artistique. Une ligne de conduite, comme un fil qui traverse ses travaux et leur donne leur cohérence : approcher l’autre, l’apprivoiser, prendre le temps, apprendre sa langue, se faire oublier.

Depuis quelques années, elle se consacre entièrement à la photographie et explore la complexité d’autres cultures sur lesquelles elle porte un regard très personnel, toujours curieux, et fondamentalement empathique. C’est ainsi qu’elle a suivi, dans ses tournées aux confins du désert, un facteur indien, découvert la médecine traditionnelle akha en Thaïlande, remonté les traces du génocide des Khmers rouges au Cambodge, documenté les populations akhas.

Il y a, chez Isabeau de Rouffignac, une révolte sourde qui emprunte la photographie pour dire le sort des plus fragiles. Son dernier travail, à Bhopal en Inde, sur les traces de la pire catastrophe chimique que le monde ait connu, est aussi un plaidoyer pour celles et ceux, souvent sans voix, qui luttent toujours pour faire reconnaître leurs droits.

Isabeau de rouffignac a intégré le studio Hans Lucas en novembre 2018.

Photographies Isabeau de ROUFFIGNAC

Vernissage : Le mardi 14 Mai 2019 de 18h à 21h
Du 15/05/2019 au 13/07/2019
Galerie FAIT & CAUSE
58 rue Quincampoix
75004 Paris
France

Horaires : Du mardi au samedi de 14h au 19H - Entrée libre
Téléphone : 0142742636
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