CHORÉGRAPHIE DE L'ENFERMEMENT

A la fois crue et pudique, cette série dénonce les conditions de vie carcérale à travers le portrait théâtralisé de Paul Malo qui a passé 13 ans en prison.

Clarisse REBOTIER

Chorégraphie de l'enfermement. 2019©clarisse-rebotier


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Septembre / Novembre 2019


« Eh ! quel serait donc ton désespoir, si tu subissais mon supplice? Moi, la destinée ne me permet point de mourir : la mort, du moins, serait la fin de mes souffrances. Mais non ! je ne vois devant mes yeux aucun terme à
mon infortune. » Eschyle, Prométhée enchaîné.

 

 

CHORÉGRAPHIE DE L’ENFERMEMENT– CLARISSE REBOTIER – 2019

A la fois crue et pudique, cette série dénonce les conditions de vie carcérale à travers le portrait théâtralisé de Paul Malo.

Paul a passé 13 ans en prison. Je l’ai rencontré le jour de sa libération. Cette série est le fruit d’années d’échanges autour de ce qu’il a vécu : humiliations, violences, coma, malnutrition, castrations… tous les moyens étaient bons pour déshumaniser, détruire les sensations, le peu de sens auxquels les détenus tentent de se raccrocher pour se maintenir en vie.
Autrefois sain et athlétique, qu’est devenu ce corps hanté par l’enfermement et les violences ? Quelques années après et une tentative de suicide plus tard, très engagé pour la défense des droits des détenus, il accepte de poser pour une série de mises en scènes qui, d’après ses récits, théâtralisent sa vie carcérale. A l’aide d’aucun accessoire, son corps, seul, s’offre, symboliquement vêtu d’un simple slip, objet intime que les détenus sont également forcés de mutualiser. Devant l’objectif, son corps meurtri devient un corps qui nous raconte.

 

PORTRAIT D’UN GRAND CHÊNE

Aujourd’hui, Paul Malo est libéré mais comme beaucoup d’autres ex-détenus, la prison ne le quitte pas, et elle laisse des traces indélébiles sur ces êtres souvent anéantis. Les conditions de vie en prison sont telles, que l’âme et le corps perdent leurs repères : sensations, émotions, relation à l’espace, rapport à l’autre… tout est à reconstruire. « Si tu fais 10 ans de prison, toutes les études le confirment, tu en as minimum pour 10 ans à t’en remettre une fois sorti. Après dix années, chaque jour qui passe, tu perds quelque chose d’irrécupérable. Au bout de 12 ans quand tu te masturbes, tu ne sens plus rien. »*

Aujourd’hui, Paul encaisse les conséquences de ces années déplorables. Ses jambes ne le portent que faiblement. Gravement blessé, son bras droit était hors d’usage et les chirurgiens voulaient l’amputer. Mais Paul se bat pour survivre et tenter de le récupérer, et passe ainsi 3 après-midis par semaine en centre de rééducation.

Aujourd’hui, Paul est scénariste et sort un livre Le Miroir déformant, le récit de 2 années passées dans les fameux QHS dits « révolus ».

Aujourd’hui, Paul est animateur sur Radio Libertaire pour l’émission Ras les murs « afin que les gens qui sont à l’intérieur des murs sachent qu’il y a des gens qui connaissent ce qu’ils vivent et qui comprennent réellement, de toutes leurs fibres humaines. Afin aussi que ceux qui ne connaissent pas l’univers carcéral ou qui croient le connaître, oublient les fantasmes sur la prison. Car c’est avant tout une machine de déshumanisation. Il n’y a plus rien d’humain. Plus rien. Aucun des repères que tu as de l’être humain, n’existe. »*

Aujourd’hui, s’il est officiellement « libre », Paul demeure enfermé dans ce corps hanté. Malgré les blessures abyssales, je trouve que son corps a la beauté d’un grand chêne. Certes il plie mais j’aimerais montrer qu’il ne rompra pas.

Notes : * Propos de Paul Malo recueillis en 2019 / ** QHS : Quartiers Haute Sécurité.

 

NOTE DINTENTION

Incarcération, séquestration, mise à l’ombre… comment rendre compte de l’enfermement à ceux qui ne le connaissent pas ?

J’ai commencé ma carrière artistique par le théâtre. Ma démarche photographique commence ainsi toujours par une scène vide à occuper par une présence. Comme au théâtre, je cherche à ce que tout soit d’abord porté par un sujet et son rapport à l’espace ; que ce soit cette présence qui rende les émotions palpables.

Suite à de passionnants et douloureux échanges et une dizaine d’heures d’enregistrements, j’ai écrit et proposé cette chorégraphie à Paul.

Afin d’incarner cette topographie de la douleur, j’ai puisé mon inspiration dans la manière dont Francis Bacon et Lucian Freud parviennent à mettre en lumière la complexité des rapports du corps aux espaces. J’ai ainsi mis en scène son corps d’aujourd’hui dans un espace étriqué et sourd. Ses attitudes et ses mouvements jaillissent comme des convulsions du réel, et seul son propre corps pouvait trancher le vécu.

Pour cette même raison, c’est sa voix qui légende les images.

Chaque photographie cristallise des éclats de vie que Paul ressasse silencieusement.

Chaque scène est une écharde.

Clarisse Rebotier


 

Pays : France
Région : Paris

Nombre de photos : 40