'' QUIGNON SUR RUE ''

FÉRIAL


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 France – 2014 / 2015

Je photographie les sans domiciles fixes, les exclus de l’avenir, les invisibles, si visibles à nos yeux, qui ne cessent d’arpenter les trottoirs, les parcs, d’occuper les abris et maisons de fortune. SDF, communauté Rom, ils font partie du décor loqueteux accepté, normalisé, grandissant, indécent auquel les sociétés n’échappent pas. Les rues de nos villes souffrent d’un malaise humain profond, d’un échec du monde qui avance à la vitesse et la cadence d’un rouleau compresseur. La place réservée aux plus faibles se réduit à peau de chagrin. Ils ont pourtant «pignon sur rue» dans ce décor du théâtre de la misère. Balayés de nos demeures et pelouses des jardins comme les feuilles rouges des saisons mortes, ils fleurissent le bitume, peuplent les périphéries de nos villes, squattent le béton des architectures à l’abandon. Nos regards se croisent avec cette gêne non assumée, ce dégoût certain ou tout au mieux cette empathie de l’espoir, naïveté consolatrice de beaux lendemains. La place accordée à ce mépris est sans appel. Miroir sans tain, sur lequel se reflètent nos propres miséricordes, nos infortunes intérieures. Nous regardons ces visages et ces êtres humains avec l’œil du chagrin mêlé d’un sentiment de rejet insolent, de la lâcheté des vivants accomplis. Zéro pointé sur l’échelle de la dignité, du respect d’autrui et de nos valeurs humanistes. L’âpreté du réel, dans ses limites du dérangeant, est sans équivoque.

Le hasard de mes voyages et de mes errances nourrit ma vision photographique de notre monde.  Paris, la plaine du Var, Lille, Vitry, Strasbourg, Nice, Grenoble, Grasse, la Petite Ceinture de Paris, les plages de Juan les Pins. Toutes ces villes que je traverse, en train, à pied, accompagnée de mon seul ami photographique, sont des plongées urbaines, sensorielles dans l’âme de mes frères et sœurs, dans ses méandres et ses paradoxes. Le sublime côtoie l’affreux, sale et pas forcément méchant.

Quelle place accordons-nous aux rebuts, aux reliquats, aux failles du futur et sa marche effrénée ? A l’image de l’abondance de nos déchets d’une consommation outrageuse, ils habitent le macadam, les halls de gares et bouches d’aérations. Antichambres de la mort qui sentent la pisse, la pouille et la souffrance. Les gares abondent d’arrivées et de départs mais les destinations pour le rêve n’ont pas la même saveur, la même chaleur. Les voyageurs ne montent pas tous dans le même train. Wagons à bestiaux, premières classes ? Côté couloir, côté fenêtre ? Le soupirail de la vie et du voyage n’illuminera pas le destin de la même lumière. Certains restent à quai pour l’éternité de leur temps et regardent les convois disparaître dans la fumée imaginaire des contes d’antan. De notre pain quotidien nous ne laissons que le «Quignon» à partager avec les mendiants de notre quartier. J’ai vu des yeux égarés, des bouches affamées, des mains qui se tendent, des hommes qui se répandent. J’ai vu la misère proche des hôtels de lumières, des gerçures sur les mains en prières. Des sourires qui acceptent l’aumône, des haillons sur les épaules des mômes. Tous ces moments passés avec eux sont comme les souvenirs. Fragiles, intenses, intemporels. Perdus à jamais dans le temps, vivaces dans mes tempes et sur papier photographique.

Ces photos à bout portant, dans le calibre de mes propres cauchemars, demeurent des issues de  secours de l’espoir, des parades au désespoir. Exposer ces portraits, participe à la permanence de leur existence et au regard à travers une autre lucarne. Loin des hallebardes meurtrières et de la nausée. Loin des humeurs acariâtres, des ivresses H vingt-quatre. Si loin du fracas, quelques fois si proche de soi.
Comme une allégorie de l’expérience humaine, entre réalité et théâtre de l’existence, «Le souvenir de l’homme est sa seconde vie».

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