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Depuis l’adolescence, je passe mon temps à chiner aux puces et dans les vide-greniers, lorsqu’un jour, je suis tombé sur un album de photos de famille de deux vieilles dames. Il s’agissait de kodachromes des années soixante. Les images n’avaient rien d’extraordinaire mais j’ai été très vite attiré par un détail. J’étais incapable de savoir la nature de la relation de ces deux femmes : étaient-elles deux sœurs, deux amies ou deux amantes ? J’ai demandé au brocanteur s’il avait d’autres albums et miraculeusement il m’en a sorti dix autres qui végétaient dans de vieux cartons. J’ai tout acheté et suis rentré à la maison en commençant une sorte d’enquête à l’intérieur des albums. Très vite, j’ai compris que ces deux femmes étaient un couple. Beaucoup d’images les montraient enlacées, main dans la main, le regard amoureux. Ce qui m’a étonné, c’est que leur allure bourgeoise ne collait pas avec un tel acte, celui de produire une image d’un amour homosexuel à une époque où la discrétion était de mise. Car pour obtenir ces images, il leur avait bien fallu aller dans un petit laboratoire de quartier pour faire développer les pellicules, puis revenir chercher les tirages. Elles avaient donc pris le risque de s’exposer socialement. Le besoin de garder un souvenir de leur amour avait été certainement plus fort que la désapprobation d’un quelconque commerçant ou du qu’en-dira-t-on.
Par la suite, j’ai trouvé beaucoup d’autres images d’anonymes avec des traces d’homosexualité intime. C’était à chaque fois, les mêmes témoignages de liberté et de bonheur. A chaque découverte, j’étais comme saisi d’étonnement car ces images ne collaient pas avec l’histoire officielle de l’homosexualité telle qu’elle nous a été transmise. Etre homosexuel, c’était s’inscrire dans une généalogie de souffrance, de destins dramatiques, pour ne pas dire tragiques. Malgré les nombreuses luttes et les conquêtes certaines qui en ont découlé, les homosexuels restent dans la conscience collective des victimes, des individus cachés. Pourtant ces images que j’avais trouvées au cours des années me racontaient une autre histoire, celle d’une homosexualité décomplexée, douce et joyeuse. Il est toujours dangereux de faire des généralités mais au vu de ces documents, j’ai commencé à émettre une hypothèse : « Et si une majorité d’homosexuels de ces différentes époques avaient réussi à vivre plus ou moins bien ce qu’ils étaient ? Peut-être avaient-ils réussi à négocier quelque chose avec leur famille, leur milieu professionnel ou la société dans son ensemble ; la discrétion restant sans doute le maître mot de leurs amours».
Durant le tournage des Invisibles, je pensais souvent à ces photos. Ce qui était saisissant parfois, c’est que j’avais le sentiment d’avoir rencontré les personnes qui étaient dans ces images mais soixante ans plus tard. Les témoins que je filmais auraient très bien pu se trouver sur l’une d’elles. Ils en étaient l’émanation troublante. J’avais l’impression soudain de faire se rejoindre passé et présent. D’être dans la continuité de l’histoire. Et j’ai ainsi pu vérifier en partie mon hypothèse : malgré les difficultés, le bonheur a bel et bien existé dans la vie de ces hommes et de ces femmes homosexuels et continue encore de couler dans leur veine.
S.L.
Amours et désirs
« On aime toujours comme l’époque nous le permet et nous y autorise » : la société dicte à l’amour ses normes, sociales, culturelles, morales et religieuses, qui varient toutes selon les périodes. Notre société, marquée par vingt siècles de catholicisme, a longtemps imposé le couple hétérosexuel comme l’archétype de l’amour naturel et universel. La conception de la conjugalité s’est elle aussi transformée au cours des siècles : le mariage d’amour, au sens contemporain, n’émerge que tardivement, au XVIIIe siècle. Jusque là, le mariage n’était pas associé au sentiment amoureux et l’on espérait, dans le meilleur des cas, qu’une tendre amitié s’installe dans la vie matrimoniale. L’intention romantique d’épouser l’âme sœur ne triomphe réellement qu’au XXe siècle. La culture de masse, apparue dès 1900, participe activement à la diffusion de cette vision sentimentale du mariage. Elle propage aussi l’idée d’une complémentarité entre les sexes qui appellerait inévitablement l’hétérosexualité. Cartes postales, presses et courriers du cœur, romans, films : l’amour fait vendre.
Cet amour a été longtemps refusé à la communauté gay et lesbienne, ce qui explique la rareté des photos de couples homosexuels. Jusqu’aux années 1980, l’argentique implique de confier la pellicule à un laboratoire pour la faire développer : un acte anodin pour les hétérosexuels mais une prise de risque pour les autres. Car partout l’homosexualité est stigmatisée et rejetée, quand elle n’est pas tragiquement sanctionnée, comme aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Même en France, pourtant le premier pays à la dépénaliser en 1791, une loi pétainiste la qualifie de « contre-nature » en 1942, loi que la Libération, avec son retour à l’ordre moral et son obsession nataliste, n’abroge pas. Pire, elle perpétue un climat hostile envers les homosexuels. En 1949, on interdit aux hommes de danser entre eux à Paris. Une loi votée en 1960 assimile l’homosexualité à un « fléau social » et en 1968, la France accepte qu’elle soit classée comme une maladie mentale dans le sillage de l’Organisation Mondiale de la Santé. Ainsi, les femmes et les hommes homosexuels, longtemps contraints à l’invisibilité, durent « élaborer des stratégies, jouer sur les représentations » pour se construire leur identité propre. Les photographies de leurs amours témoignent de cette oscillation entre la résignation et la résistance, entre le secret et l’ostensible.
Pascal Lardellier, Les célibataires, Idées Reçues, Le Cavalier Bleu, 2006
Loi n°60-773 du 30 juillet 1960
Florence Tamagne, « Genre et homosexualité. De l’influence des stéréotypes homophobes sur les représentations de l’homosexualité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2002/3 n° 75
Vernissage : jeudi 11 novembre à 18h
From 12/11/2021 to 30/11/2021
MAISON DES ÉCRITURES
Une exposition présentée par les Escales documentaires et le Carré Amelot – espace culturel de la Ville de La Rochelle
Maison des écritures, Villa Fort Louis, Parc Franck Delmas
La Rochelle
France
Opening hours : Du lundi au vendredi de 14h à 18h + samedi 13 novembre de 14h à 18h
Phone : 05 46 51 14 70
www.carre-amelot.net